Par Pierre

9 juillet 2015

Ich bin ein Berliner

Comme beaucoup d’autres, notre domaine a donné naissance à un nombre incroyable de légendes. Je ne parlerai pas ici de mythes sur les langues étrangères et leur apprentissage, mais d’une croyance liée à un événement historique : le fameux discours prononcé par John Fitzgerald Kennedy à Berlin en 1963. La célèbre phrase Ich bin ein Berliner (« je suis un Berlinois ») a donné naissance à une légende urbaine amusante, mais dénuée de toute réalité linguistique.

Rappel des faits : une Allemagne divisée au cœur de la guerre froide

Nous sommes en 1963 après Jésus-Christ. Toute la partie est de l’Allemagne est occupée par les Soviétiques… Toute ? Non ! Car la partie ouest de Berlin résiste encore et toujours à l’URSS. Et la vie n’est pas facile pour les autorités est-allemandes, qui décident de construire un mur en 1961.

Suite à la défaite de l’Allemagne nazie en 1945, le pays se retrouve divisé en deux zones d’occupation : l’une occidentale (Etats-Unis, Royaume-Uni, France) et l’autre soviétique. Très vite, les tensions montent entre les deux camps et débouchent sur la création de deux Etats : la République fédérale d’Allemagne (Allemagne de l’Ouest) le 23 mai 1949 et la République démocratique allemande (Allemagne de l’Est) le 7 octobre de la même année.
Comme l’ensemble du pays, la ville de Berlin est scindée en deux. Berlin-Ouest se retrouve coupé du monde à plusieurs reprises ; d’abord de 1948 à 1949 lors du blocus de Berlin, puis en 1961 avec la construction du mur de Berlin.

C’est dans ce contexte politique tendu, aussi appelé crise de Berlin (1958 – 1963), qu’intervient John Fitzgerald Kennedy. Elu en janvier 1961, le président américain évolue au cœur de la guerre froide et doit notamment faire face à la crise des missiles de Cuba en 1962 et à la guerre du Vietnam.

Un message de soutien à l’Allemagne de l’Ouest

Maintenant que le décor est planté, vous comprenez mieux l’importance de ce discours historique, prononcé le 26 juin 1963 depuis le balcon de l’hôtel de ville de Schöneberg, siège de la municipalité de Berlin-Ouest. Kennedy y élève les Berlinois de l’ouest au rang de défenseurs de la démocratie menacée par le communisme. La formule Ich bin ein Berliner permet donc de s’identifier à ce peuple et à ce qu’il représente pour le monde occidental.

Ich bin ein Berliner, ou la légende du président-beignet

Si ce discours est resté dans les annales, c’est aussi à cause d’une curieuse légende urbaine qu’il a contribué à créer. En effet, selon certains, la formulation Ich bin ein Berliner serait erronée et présenterait un double sens comique.
En allemand, le nom Berliner signifie « berlinois » et sert bien sûr à désigner un habitant de Berlin. Cependant, il fait aussi référence à un gâteau, le Berliner Pfannkuchen, ou boule de Berlin en français. Il s’agit d’un beignet, généralement fourré à la confiture, aussi délicieux que calorique.

Berliner Pfannkuchen
L’objet du crime : le Berliner Pfannkuchen, aussi appelé Berliner ou boule de Berlin en français.

Vous remarquerez au passage que ce cas n’est pas isolé : ainsi, le célèbre Hamburger américain fait référence à la ville de Hambourg et n’a rien à voir avec le jambon (ham en anglais). Le hot-dog était également appelé Frankfurter, par rapport à Francfort-sur-le-Main, une appellation tombée en désuétude à cause du fort sentiment germanophobe né de la première Guerre mondiale.

Une formulation à la syntaxe incorrecte ?

Les tenants de la thèse pâtissière avancent l’argument suivant : Kennedy aurait dû utiliser la formulation Ich bin Berliner (notez l’absence d’article indéfini) pour se présenter comme un habitant de Berlin. En ajoutant le ein, la phrase pouvait être comprise de la manière suivante : « je suis un beignet de Berlin » ! La phrase, ainsi comprise par les Berlinois, aurait déclenché l’hilarité de la foule.
Imaginez Barack Obama donnant un discours à Paris et annonçant « je suis un croissant » et vous aurez une idée de la chose.

Gaffe légendaire ou simple légende urbaine ?

En réalité, on ne trouve aucune mention de cette bourde avant 1983, sous la plume de l’auteur britannique Len Deighton dans son roman Berlin Game. Voici la citation incriminée :

‘Ich bin ein Berliner,’ I said. It was a joke. A Berliner is a doughnut. The day after President Kennedy made his famous proclamation, Berlin cartoonists had a field day with talking doughnuts.

Traduction maison, pas forcément idéale :

J’ai dit « Ich bin ein Berliner ». C’était une blague. Un Berliner est un beignet. Le lendemain du célèbre discours du président Kennedy, les dessinateurs de Berlin ont pu s’en donner à cœur joie avec les blagues sur les beignets.

Par la suite, le romancier lui-même a tenu à préciser que les propos tenus par le personnage principal, Bernard Samson, ne devaient pas être pris pour argent comptant et relevaient de sa vision très personnelle du monde. Peut-être l’auteur ne croyait-il tout simplement pas à cette interprétation de son protagoniste.
Malgré tout, les grands médias britanniques et américains, comme le New York Times ou la BBC, ont relayé ce point de vue, donnant naissance à la légende que l’on connaît.

Alors, habitant de Berlin ou beignet à la confiture ?

Pour trancher, penchons-nous sur la fameuse phrase. Pas de panique si vous ne parlez pas allemand, je vous guiderai dans les méandres de la langue teutonne.
La phrase Ich bin Berliner (sans article défini, donc) est tout à fait correcte. C’est cette formulation qu’utiliserait un habitant de Berlin pour se présenter. La formule Ich bin ein Berliner (avec l’article, cette fois), est grammaticalement tout aussi juste. Quelle est la nuance ?

Tout simplement, Ich bin Berliner implique que l’interlocuteur est réellement un habitant de Berlin, qu’il y est né ou qu’il y a longtemps vécu. Ce n’était bien évidemment pas le cas de Kennedy. Cette formulation aurait donc été totalement déplacée de sa part, surtout vu le fort accent de Boston avec lequel le président américain prononçait l’allemand !
A l’inverse, le ein de Ich bin ein Berliner apporte à la phrase une nuance d’abstraction, un sens figuré. En tournant ainsi les choses, Kennedy ne se présente pas réellement comme un habitant de Berlin, plutôt comme un homme libre et donc Berlinois de cœur.
En conclusion, non seulement la formulation utilisée par Kennedy est grammaticalement valide, mais c’est surtout la plus juste du point de vue du sens. Ajoutons à cela que la phrase a été écrite par l’interprète du président, Robert Lochner, qui avait grandi et étudié à Berlin et qui connaissait donc les nuances de la langue allemande.

Ish bin ein Bearleener
Les notes de Kennedy pour prononcer le latin et l’allemand : notez le « Ish bin ein Bearleener ».

Réception par le public allemand

Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté de la phrase est bien réelle et on peut se demander si elle a été perçue par les Berlinois lors du discours. Difficile de donner une réponse définitive.
Lorsque Kennedy prononce sa célèbre phrase, on n’entend aucun rire parmi la foule. Le public semble en revanche amusé lorsque le président plaisante en remerciant son interprète pour son aide en allemand.

Une expression inconnue des Berlinois ?

En outre, il semblerait que l’appellation Berliner ait été inconnue des Berlinois des années soixante. Pour désigner le gâteau, les habitants de Berlin disaient donc simplement Pfannkuchen (beignet). Dans ce cas, il n’y avait aucune ambiguïté possible pour les spectateurs du discours.

Le nom Berliner était par contre utilisé par les Allemands de l’ouest pour désigner un beignet, comme on l’apprend dans cette interview de Margit Hosseini. Peut-être ont-ils perçu ce double sens, mais on n’en trouve aucune mention dans la presse ouest-allemande de l’époque.

Marilyn Monroe - Happy Birthday Mr President
Kennedy n’était peut-être pas un beignet à la confiture, mais Marilyn Monroe semblait le trouver « à croquer » !

Le mystère du beignet reste entier

Quelques mois après son discours berlinois, John Fitzgerald Kennedy meurt assassiné à Dallas, le 22 novembre 1963. Le doute ne sera probablement jamais levé sur cet événement. En 1968, c’est au tour de Robert Francis Kennedy, son frère cadet, de mourir abattu après sa victoire aux primaires californiennes. Les nombreux drames qui ont frappé la célèbre famille ont donné naissance à la légende de la « malédiction Kennedy ».

Finalement, c’est peut-être cette aura de mystère qui a engendré tant de légendes. Entre ses relations avec les femmes, les liens supposés de son père avec la mafia et les théories du complot qui entourent son assassinat, John Fitzgerald Kennedy est une personnalité qui fait rêver et sur laquelle nous projetons nos fantasmes.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que plus d’une vingtaine d’années après le discours berlinois, certains aient vu une gaffe linguistique dans la phrase Ich bin ein Berliner. Les médias se sont empressés de relayer cette histoire aussi amusante que fausse, donnant naissance à un nouveau mythe sur Kennedy. En fin de compte, il ne s’agit que d’une légende de plus autour du plus légendaire des présidents américains.

Crédit images : Wikimedia Commons.

Pierre

Fondateur du Monde des Langues, j'aide les passionnés de langues à devenir plus autonomes et à atteindre leurs objectifs. J'ai eu l'occasion d'apprendre l'allemand, l'anglais, le finnois, l'italien et le japonais.

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  1. Une phrase que j’ai lue pour expliquer l’absurdité de cette légende est : « S’il avait dit à New York “I am a New Yorker”, est-ce que les gens auraient pensé qu’il venait de dire qu’il est un magazine ? »

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